Marseille - La peste de 1720

Religion et contagion : variations huguenotes

Histoire moderne

Hubert Bost évoque deux épisodes de l'histoire des huguenots : leur comportement à l’époque de la peste marseillaise de 1720 et, en remontant encore deux siècles plus tôt, le moment de la réception des idées luthériennes dans le royaume de France.

On a beaucoup glosé, pendant la période du confinement, sur l’effet d’« accélérateur de contagion » qu’avait eu le rassemblement pentecôtiste de Mulhouse : il est admis que la réunion de ces 2 000 croyants évangéliques qui se sont côtoyés du 17 au 24 février 2020 a constitué l’un des premiers clusters français. D’autant que l’expression de leur piété, qui passe par une grande proximité physique et des embrassades, se situe aux antipodes des gestes barrières dont on a depuis pris l’habitude.

 

Ce rassemblement servira ici de prétexte pour évoquer deux épisodes d’une histoire bien plus ancienne des huguenots, c’est-à-dire des protestants français : leur comportement à l’époque de la peste marseillaise de 1720 et, en remontant encore deux siècles plus tôt, le moment de la réception des idées luthériennes dans le royaume de France. Le protestantisme – la « religion prétendue réformée », comme on est censé dire depuis l’édit de Beaulieu (1576) –, a été combattu comme une hérésie par le clergé et par le pouvoir politique ; après la période des guerres de religion, Henri IV lui a accordé un statut et des garanties en promulguant l’édit de Nantes (1598) ; sous Louis XIV, les libertés religieuses des Églises réformées ont été peu à peu supprimées jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes (1685) ; après une trentaine d’années de survie, les protestants se sont dotés d’une organisation clandestine, avec des pasteurs souvent formés en Suisse : les « Églises du Désert » (1715) ; leurs membres ont été pourchassés, condamnés aux galères ou à la prison lorsqu’ils étaient surpris dans les assemblées cultuelles interdites ; la répression s’est atténuée puis quasiment éteinte jusqu’au moment où cette dissidence a été tolérée par l’édit des « non catholiques » en 1787 avant de recouvrer la liberté religieuse par l’article X de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

 

Antoine Court, les assemblées du Désert et la peste

 

La trajectoire personnelle d’Antoine Court (1695-1760) offre un intéressant exemple de tension entre la foi et la raison aux prises avec le contexte historique qui impose ses contraintes. Après avoir animé des assemblées religieuses au cours desquelles il prêchait inlassablement, après avoir rendu visite aux « galériens pour la foi » à Marseille, ce tout jeune homme – il n’a que vingt ans – est parvenu à convoquer en 1715 un synode clandestin en Cévennes, réunion au cours de laquelle il a été décidé de rétablir les Églises dans leur ancienne organisation : former des pasteurs, enseigner le catéchisme, convoquer des synodes, rétablir la Discipline, etc. Et surtout, refuser dorénavant de se plier à l’obligation d’assister à la messe catholique : non seulement résister à cette pratique « idolâtre », mais faire l’impossible pour participer à de vrais cultes évangéliques. Il faut certes obéir au roi, mais la loi que Dieu a édictée, de se réunir pour le prier et lui rendre gloire, est d’un ordre supérieur. Il existe donc une sorte d’objection de conscience, qui impose au croyant authentique de désobéir au roi pour respecter l’ordre divin. C’est pour défendre cette conviction que Court publie en 1718 son premier sermon, qui traite de la « nécessité de l’exercice public de la religion ».

Or, cet ardent défenseur des assemblées religieuses grâce auxquelles il espère pouvoir redonner vie au réseau protestant méridional et lui fournir l’armature doctrinale qui lui manque cruellement, va être amené à relativiser cette injonction. Parti pour Genève en 1720 afin d’y plaider la cause de son mouvement auprès de pasteurs établis et légitimes, il s’y est retrouvé coincé lorsque, la peste s’étant déclarée en mai à Marseille, il n’a plus pu revenir dans le Midi. Il met à profit ce « confinement » – il séjourne sur les bords du Léman jusqu’en août 1722 – pour lire, se cultiver et tisser son réseau, ce qui explique sa répugnance à retrouver ces assemblées dont il avait si fort clamé la nécessité. Mais c’est l’évolution de son discours qui doit retenir l’attention. Il reçoit régulièrement des exhortations de ses coreligionnaires méridionaux qui lui enjoignent de revenir au pays. Un Nîmois établit précisément un parallèle avec la peste : tout comme le roi a ordonné ses médecins à se rendre en Provence pour secourir les malades, et qu’ils ont immédiatement obtempéré, vous devez obéir à l’ordre du Roi des rois : « Si jamais malades ont eu besoin de médecin, c’est sans doute ceux de la Vaunage […]. Ne consultez donc point, obéissez à ses ordres, venez, bon médecin, y appliquer vos salutaires remèdes. » (Clerc à Court, 31 mars 1721). D’autres correspondants contestent son argument selon lequel il n’arriverait pas à franchir les barrages. Or Court reste inflexible, et sa réponse mérite attention. Contrairement à ce qu’il prônait quelques années plus tôt, il considère qu’il est prudent « que l’on suspende pour quelque temps les assemblées ». D’abord par souci prophylactique : « on serait en danger de se communiquer avec des gens suspects et par cela même d’introduire la peste dans des lieux sains, ce qui seroit certainement un très grand malheur » – on notera le jeu de mots sur les lieux sains et non saints. Ensuite, par crainte d’une répression qui s’abattrait aveuglément : « si on venoit à être découvert, il est certain qu’on ne ferait aucun quartier, on tuerait tous ceux qu’on pourrait attraper, ce qui serait encore un très grand mal ». Enfin, dans un souci d’éviter que ses coreligionnaires soient pris pour des boucs émissaires : « on ne manquerait pas d’ailleurs d’attribuer aux assemblées les malheurs qui pourraient venir de tout autre part » (Court à Roux, 10 décembre 1721). En bref, les arguments de raison prévalent, et il n’est plus question pour le jeune pasteur de se laisser impressionner par des injonctions providentialistes : « Vous savez bien que je ne suis ni enthousiaste ni fanatique et qu’ainsi je n’attends pas qu’un oracle céleste me dise, d’une voix articulée : “Va prêcher en France !” », écrit-il en 1722 à un correspondant inconnu.

 

La peste, un prétexte commode pour renforcer la répression

 

Antoine Court est-il fondé à redouter que la tenue d’assemblées clandestines renforce la répression parce qu’on accuserait les protestants de s’être comportés de manière irresponsable et d’avoir créé des foyers de contagion ? La suite de l’histoire tend à lui donner raison, même si les indices sont assez minces. En 1723, l’assemblée du clergé se réunit et l’on perçoit, à en lire les actes, combien l’épidémie a traumatisé les provinces méridionales. Dans le procès verbal de l’assemblée, on ne trouve pas de lien explicite entre l’épidémie de peste de 1720 et l’attitude des protestants qui auraient pris prétexte pour s’attrouper. Seule la harangue au roi du 2 juin donne un indice (rappelons que le jeune Louis XV a été sacré en octobre 1722 puis déclaré majeur, âgé de 13 ans, lors du lit de justice du 22 février suivant) : y est évoquée la période de la Régence qui a permis de maintenir le royaume « en paix contre les ennemis du dehors », mais qui « n’a pas eu le temps de réprimer absolument l’inquiétude de quelques esprits qui le troublent au dedans par leur opiniâtre résistance à une loi de l’Église & de l’État » (p. 1560) : l’allusion est limpide. Or, par une Déclaration promulguée en mai 1724, la répression du protestantisme est durcie. La séquence épidémie (1720-1722) – assemblée du clergé (1723) – Déclaration royale (1724) mériterait donc d’être creusée.

Du reste, un document inédit plus tardif, qui sera publié dans la Correspondance générale de La Beaumelle, y invite : l’auteur, un abbé non encore identifié avec certitude, s’insurge contre les erreurs de Voltaire dans les Questions sur l’Encyclopédie (on est en 1772), et en particulier contre l’attribution de la Déclaration de 1724 à l’abbé de Fleury : l’abbé établit clairement ce lien de causalité entre la peste et les fameux attroupements des protestants du Midi, lien dont l’assemblée du clergé se serait servie pour pousser le roi à se montrer plus répressif envers les dissidents que ne l’avait été le Régent : « La Déclaration de 1724 fut l’ouvrage du clergé, qui, j’ose le dire, quoique j’en sois membre, n’a pas toujours entendu les intérêts de l’État, et a quelquefois oublié ceux de l’Église. Elle fut arrachée au conseil de M. le duc [d’Orléans], d’un côté par la fausse interprétation donnée au serment que le roi venoit de faire à son sacre, d’extirper l’hérésie des terres de son obéissance, de l’autre par les instances de l’assemblée du clergé, qui, pour renouveler les rigueurs suspendues pendant la Régence, prit pour prétexte les fréquents et nombreux attroupements que les prétendus réformés des provinces méridionales avaient faits durant la peste de Marseille. »

 

Flashback : une contagion métaphorique

 

La réflexion d’Antoine Court sur le risque sanitaire que l’on prendrait à tenir des assemblées montre que le jeune homme est sensible aux arguments rationnels, arguments que sa théologie (sa conviction d’être protégé par la providence divine) ne vient nullement contredire. Mais elle renvoie aussi à un substrat symbolique bien plus ancien. Que constate-t-on, en effet, au moment de l’arrivée des idées « évangéliques » en France, dans les années 1520 ? Pour les partisans de Martin Luther, l’évangile qu’on redécouvre est un parfum de grand prix : il se diffuse irrésistiblement, il délivre le croyant du souci du salut en répandant un air léger comme une grâce. Pour les défenseurs de l’orthodoxie catholique en revanche, c’est une puanteur, une exhalaison méphitique comparable à celle qui accompagne les épidémies et annonce la mort. Pour éviter la contagion et purifier l’air, on doit brûler l’hérétique comme on brûlerait le cadavre d’un pestiféré. Dans le discours de la contre-Réforme qui se met alors en place, les métaphores de la puanteur et de la pestilence disent l’exécration et la peur ressenties face aux « mal-sentants de la foi ». La malédiction prononcée sur eux n’est pas qu’une condamnation de leur hérésie : c’est aussi une forme d’exorcisme, une manière de les éloigner, de se prémunir contre l’infection, contre le « venin de l’hérésie » qui « pullule ». Ainsi, alors qu’il avait entrepris une réforme de son diocèse, en octobre 1523 Guillaume Briçonnet fait marche arrière et interdit les livres de Luther en raison de leur « venin pestilentiel » ; en décembre, l’évêque révoque les prédicateurs qui propagent la « peste luthérienne ». Cet exemple de Meaux, saisissant parce qu’il avait été peu avant le creuset des idées évangéliques, montre l’intensité du danger ressenti par les autorités et les mesures prophylactiques ou thérapeutiques radicales qu’elles estiment devoir prendre pour mettre fin à la contamination.

Dès 1518, Luther avait proposé de faire juger ses propositions par l’Université de Paris. Tablant sur la tradition gallicane qui restreint les prétentions du pape à s’immiscer dans les affaires de l’Église de France, encouragé par les succès éditoriaux et les témoignages favorables qui lui parvenaient, il pensait trouver à Paris un soutien théologique autorisé. Ses espoirs sont anéantis lorsqu’en 1521, une Determinatio theologicae Facultatis Parisiensis super doctrina Lutheriana hactenus per eam visa condamne 104 propositions attribuées au réformateur saxon. Son impact déborde largement le cercle restreint des universitaires. Pour Olivier Millet, c’est la Determinatio qui a imposé cette image de l’hérésie comme maladie qui envahit peu à peu l’organisme ecclésial et social. Mais c’est probablement Florimond de Raemond qui, par le titre même de son Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie de ce siècle parue en 1605 – et dont le premier chapitre parle de la « contagion du luthéranisme » –, a le mieux exprimé l’idée d’une hérésie épidémique, avec ses foyers de contagion, phases successives d’incubation, d’invasion, de convalescence et de guérison.

 

Article paru dans le numéro spécial COVID-19 d' Éphéméride, le magazine de l'EPHE - PSL.

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Hubert Bost est directeur d’études à l'École Pratique des Hautes Études – PSL (« Protestantismes et culture dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècle) »).
Unité de recherche : UMR 8584 Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM).
Axes de recherche : Histoire du protestantisme européen et de ses rapports avec la culture (politique, philosophie…).